Vers 1985, on comptait, en France, environ une dessinatrice de bande dessinée pour vingt-cinq dessinateurs. La proportion d’autrices a triplé en trente ans, pour atteindre environ 12 % de la profession en 2014 (nous verrons plus loin qu’il faut revoir ce chiffre à la hausse). La présence des femmes reste comparativement très faible, par rapport à la position majoritaire qu’elles occupent dans la littérature de jeunesse (environ deux tiers des auteurs), et même par rapport à la littérature générale, où elles représentent depuis longtemps déjà un quart des gens de lettres. L’éditeur et historien Thierry Groensteen, qui a beaucoup enseigné, remarque pour sa part[1] que les filles sont désormais majoritaires dans les écoles spécialisées, et fait donc le pari que la bande dessinée va continuer d’attirer à elles un nombre croissant de jeunes femmes. Et c’est tant mieux.

Mais les choses avancent encore trop lentement. C’est pourquoi un très grand nombre d’autrices ont constitué un Collectif des créatrices de bande dessinée contre le sexisme et ont publié, en 2015, une « charte » du même nom, signée par plus de 200 d’entre elles, c’est-à-dire à peu près toutes les autrices de France et de Navarre, pour enfin passer à la phase suivante, à savoir lutter contre le sexisme ordinaire qui règne dans le milieu. L’histoire de leur rassemblement a commencé en décembre 2013, lorsque Lisa Mandel contactait trente autrices de bande dessinée pour recueillir toutes les questions qui leur ont été posées « sur le fait d’être une femme dans la bd », et ce dans le but de préparer l’événement parodique « Les hommes et la bd » (depuis culte !) pour le Festival d’Angoulême 2014. L’abondance de réponses et d’anecdotes à caractère sexiste démontrait l’ampleur du malaise. Et la goutte qui fit déborder le vase, c’est quand, au printemps 2015, Julie Maroh fut contactée par le Centre Belge de la Bande Dessinée pour participer à une exposition collective intitulée « La BD des filles ». La personne chargée du projet en résuma l’esprit en ces termes : « L’expo “BD des filles” est une expo qui fera le tour de la BD destinée aux filles de 7 à 77 ans. Ça ira de la BD pour fillettes au roman graphique en passant par les bloggeuses, les BD pour ados, les BD féministes, les BD romantiques pour dames solitaires, les BD pour accros au shopping, j’en passe et des meilleures. » Julie Maroh alerta par courriel 70 autrices de bande dessinée. La consternation fut immédiate et unanime. Le Collectif des créatrices de bande dessinée contre le sexisme se créa alors, dépassant la barre des cent signataires en quelques jours. Puis ce fut la rédaction commune d’une charte et la création d’un site internet pour la diffuser[2].
Comme je l’ai dit, les femmes représentent toujours une petite minorité parmi les auteurs de bande dessinée, et par ailleurs l’écrasante majorité de la production courante véhicule des stéréotypes « masculins », voire carrément machistes, phallocrates et même misogynes (comme dans le jeu vidéo, le rap et quelques autres secteurs très fortement « masculins »). Il est donc assez naturel que des journalistes, souvent en retard sur un secteur qu’ils connaissent mal, demandent encore « Qu’est-ce que ça vous fait d’être une femme dans la bande dessinée ? » (sous-entendu : cette production pleine de bombasses dessinées par des mecs), comme ils demandent encore aux hommes qui ont pour profession « sage-femme » ce que ça leur fait d’être un homme dans un milieu professionnel historiquement et encore quasi exclusivement féminin.
Cela s’explique donc, mais c’est devenu insupportable pour les 228 signataires de la Charte, qui réclament notamment qu’on en finisse avec le pseudo-genre de « bande dessinée féminine », la notion de « sensibilité féminine » et l’appellation « girly ». Elles attendent surtout des professionnels de la filière qu’ils prennent la pleine mesure de leur responsabilité morale dans la diffusion de supports narratifs à caractère sexiste et en général discriminatoire. Leur texte révélant quelques contradictions ou ambiguïtés, il fut l’objet de discussions houleuses sur Internet, entre gens globalement d’accord, ce qui est toujours amusant[2]. Et puis vint l’affaire d’Angoulême.
@ Gilles Ciment
[1]. Dans l’article « La création au féminin » du Dictionnaire esthétique et thématique de la bande dessinée sur le site de la revue Neuvième Art : http://neuviemeart.citebd.org/spip.php?article727.
[2]. https://bdegalite.org
[3]. Lire notamment le billet de Thierry Groensteen, « Dessinatrices, encore un effort pour lutter contre le sexisme », sur le blog de Neuvième art (http://neuviemeart.citebd.org/spip.php?article995) et le passionnant forum des commentaires, où sont intervenues Natacha Sicaud, Tanxxx, Jeanne Puchol, Isabelle Bauthian, Johanna Schipper, Flore Balthazar, Chantal Montellier, Elsa Caboche, Anne Grand d’Esnon, Magali Cazaud et… Jean-Paul Jennequin.
Femmes dans la bande dessinée : des pionnières à l’affaire d’Angoulême (6/12)
« Une seconde initiative militante : le Collectif et sa Charte »
Lire les différents passages :
Revenir au début : 1 – Une mascotte révélatrice d’un sexisme ambient et tenace
Revenir au précédent : 5 – Une première initiative structurante : Artémisia
Lire la suite : 7 – Angoulême, acte 1 : de la parité dans la sélection et son comité