Femmes dans la bande dessinée, des pionnières à l’affaire d’Angoulême (10/12) : Angoulême, acte 3, pendant le festival, le combat continue…

Puis vint le festival. On se dit que l’envie de fête aidant, les organisateurs ayant plus ou moins fait leur aggiornamento, les choses allaient rentrer dans l’ordre. Hélas, dès la cérémonie d’ouverture, l’agacement était au rendez-vous avec les propos prononcés par Franck Bondoux, qui n’a pas pu s’empêcher de se justifier de l’accusation de sexisme : « Les femmes sont présentes. Elles sont présentes dans la sélection officielle. Elles sont dix. Et on espère qu’elles seront primées. Pas parce qu’elles sont femmes, mais pour leur talent. Puisqu’il semble qu’elles ont du talent. »

« Il semble » ! L’inconscient est fascinant quand il se manifeste ainsi…

Du sexisme, il fut ensuite question tout au long du festival.

Le jeudi, la ministre de la Culture, Fleur Pellerin, décorait des Arts et Lettres une brochette d’auteur.e.s dont cinq femmes, toutes signataires de la Charte des créatrices de bande dessinée contre le sexisme. Parmi elles, Julie Maroh fit savoir par son blog qu’elle espérait que c’était une blague, de peur d’une récupération politique du mouvement antisexiste. Quant à la dessinatrice Tanxxx, furieuse de n’avoir pas été avertie et de voir son patronyme divulgué par le ministère, bafouant son droit au « pseudonymat », a tweeté : « Chevalier mon cul, que crève l’État et le ministère. » Puis ce fut au tour de Chloé Cruchaudet et Aurélie Neyret.

Fleur Pellerin à Angoulême © Julie Maroh

Le vendredi, la secrétaire d’Etat déléguée aux droits des femmes Pascale Boistard a déjeuné avec… des dessinatrices. N’aurait-elle pas dû plutôt convoquer l’organisateur du festival, pour le sensibiliser à ce qu’il appelle un « problème féminin » ? À la faveur de ce déjeuner, il apparaît que le terme autrice a été adoubé par le ministère au détriment d’auteure. Tandis que l’on discute des mérites respectifs de ces deux mots, que les uns proposent « autruche », d’autres « auteuse » ou « autresse », je me demande si « autesse » ne serait pas encore mieux : les machos de la profession ne seraient pas dépaysés, ça sonnerait comme hôtesse d’accueil, hôtesse de bar, hôtesse de l’air (et, dernière invention politiquement correcte en date, l’« hôtesse de propreté » qui a remplacé la technicienne de surface…).

© Soulcié

Le samedi, une séance très instructive organisée par le Collectif des créatrices de bande dessinée contre le sexisme consistait à présenter au public des projections de planches de bande dessinée anonymes et de lui demander de déterminer si elles étaient l’œuvre d’un homme ou d’une femme. Une petite minorité de planches a été attribuée à des femmes, alors qu’elles étaient toutes l’œuvre de femmes ! Les préjugés ont été démontrés et démontés par cet exercice salutaire.

De leur côté, les États généraux de la bande dessinée, créés un an plus tôt à Angoulême, ont livré le résultat de leur première étude, consacrée aux auteurs. Un travail remarquable, rigoureux et en profondeur, à partir des réponses de près de 1 500 auteurs, donc très représentatives et pertinentes. En commentant en public quelques-uns des chiffres de cette étude, Denis Bajram, Valérie Mangin et Benoit Peeters ont fait sensation. On étudiera en détail le rapport détaillé disponible sur le site des États Généraux[1], mais retenons pour l’heure deux données.

D’abord, un tableau décrivait crûment la situation d’extrême précarité des auteurs, qui est plus grave encore que l’on pensait : plus de la moitié d’entre eux (53%) touchent moins que le SMIC annuel brut, et plus d’un tiers (36%) sont même en-dessous du seuil de pauvreté (soit 12 024 € bruts annuels). Et chez les femmes, la situation est encore bien pire : deux sur trois (67%) sous le SMIC et une sur deux (50%) sous le seuil de pauvreté !

Un autre chiffre remettait à l’ordre du jour la place des femmes : on apprenait en effet qu’elles représentent 27% des auteurs en activité. Jusqu’ici, le chiffre avancé (et utilisé par Franck Bondoux pour se justifier) était de 12,4%, tiré du rapport de Gilles Ratier pour l’ACBD. Ces deux chiffres ne sont pas contradictoires, et sont tous les deux justes. Mais ils ne désignent pas la même chose, et leur écart en dit long sur l’inégalité entre hommes et femmes. En effet, le chiffre de l’ACBD concerne la part de femmes parmi les auteurs ayant trois albums à leur actif et ayant publié un album au cours de l’année écoulée. Sachant que l’étude des EGBD démontre que les femmes sont en moyenne beaucoup plus jeunes que les hommes dans la profession, elles ont plus difficilement déjà publié trois albums (surtout que beaucoup d’entre elles sont de la génération issue de la blogosphère).

Par ailleurs, il apparaît que les femmes publient moins souvent que les hommes, sans doute parce qu’elles ont moins de temps à consacrer à leur création, étant plus accaparées par les tâches ménagères et maternelles (sic), mais aussi à cause d’un certain sexisme de la profession. Ceci explique aussi qu’une moins grande proportion d’entre elles ont publié un album dans l’année.

@ Gilles Ciment

[1]. http://www.etatsgenerauxbd.org/etat-des-lieux/enquete-auteurs.

Femmes dans la bande dessinée : des pionnières à l’affaire d’Angoulême (10/12)
« Angoulême, acte 3 : pendant le festival, le combat continue… »
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Femmes dans la bande dessinée, des pionnières à l’affaire d’Angoulême (11/12) : Angoulême, acte 4, la coupe est pleine

Puis vint la cérémonie de remise des prix, qui a déclenché la colère de toute la profession. On a essentiellement parlé de la monumentale bévue que fut le canular complètement raté consistant à décerner pendant près de dix longues minutes de faux Fauves à de vrais albums réellement en compétition, puis annoncer aux auteurs et éditeurs que c’était une blague et passer à la vraie distribution des vrais Fauves. C’était une réelle et cruelle faute de goût doublée d’un manque de professionnalisme certain : en effet, lorsqu’on s’amuse ainsi aux Oscar ou aux César, on prévient les intéressés, on obtient leur accord, on leur demande de participer, on prépare leur rôle et on les fait répéter… Mais il y a eu beaucoup d’autres « ratés » dans cette cérémonie, notamment quelques allusions sexistes à la polémique qui avait précédé le festival, et des « bimbos » outrageantes, dénoncées le lendemain par Patrice Killoffer : « L’humour, c’est super quand c’est drôle. Là, c’était un accident industriel. Après la polémique sur les femmes, ils font quoi ? Ils envoient deux potiches avec des perruques faire les guignols sur scène. Ce festival souffre d’un vrai problème d’amateurisme. »

© Gally

Un amateurisme indigne d’une si grande manifestation, ce que n’a pas manqué de relever la presse, notamment les médias étrangers. Un exemple en Espagne : « Angoulême clôture ainsi l’une de ses éditions les plus désastreuses et malheureuses, qui a vu sa réputation de festival de bande dessinée de référence gravement discréditée. » Mais le festival ne s’excusa pas et revendiqua même sa liberté de ton. Franck Bondoux, au cours d’une conférence de presse, se dit victime de la « dictature du tweet » et attaqua le public : « Certaines personnes ne savent pas apprécier l’humour à sa juste valeur et c’est bien regrettable. »[1]

Le fiasco de cette cérémonie et les outrages qui y ont été commis ont fait déborder le vase. Après les auteurs et autrices, ce fut fin février au tour de pas moins de 41 éditeurs, par la voix de leurs deux syndicats représentatifs, d’apostropher la ministre de la Culture pour l’appeler à une refondation complète d’un festival qui doit être « repensé en profondeur, dans sa structure, sa gouvernance, sa stratégie, son projet et ses ambitions », faute de quoi ils boycotteraient l’édition 2017 de la manifestation majeure de leur secteur, et se réservaient même la possibilité de construire eux-mêmes un autre moment fort dans l’année. Les auteurs, à travers leur syndicat le SNAC-BD, ont approuvé l’appel des éditeurs.

Et puis, n’oubliant pas quel premier dysfonctionnement avait cette année déclenché la fronde et fait exploser la cocotte-minute des insatisfactions et des colères, l’association Artémisia pour la bande dessinée féminine publia à son tour un communiqué :

« D’après le communiqué des éditeurs de bande dessinée, « la dernière édition du Festival a cumulé les errements : absence de femmes dans la liste des auteurs éligibles au Grand Prix de la Ville d’Angoulême, mécontentement des auteurs souvent maltraités par l’organisation, baisse de la fréquentation, opacité dans les sélections des prix, cérémonie de clôture désastreuse ».

« En ce sens, Artémisia salue le courage du Syndicat National de l’Edition (SNE) et du Syndicat des éditeurs Alternatif (SEA) et des 41 éditeurs et éditrices associé.e.s qui dénoncent l’incurie répétée du festival de la BD d’Angoulême.

Depuis 10 ans, Artémisia critique le très faible taux de femmes présentes dans le jury et le très faible taux de femmes nommées. L’édition 2016 est en ce sens une manifestation insupportable de ce sexisme qu’il est grand temps de dépasser.

Pour Artémisia, la culture est un outil d’émancipation, et restaurer l’image du FIBD passe par une véritable remise à plat de son fonctionnement, de son financement et de sa gouvernance et par une démarche de promotion culturelle à la hauteur des enjeux que représente ce festival en France, mais aussi dans tous les pays où il rayonne. Il en va de la légitimité et de la crédibilité de cet événement.

Nous approuvons l’appel à la médiation et proposons d’en faire partie. »

@ Gilles Ciment

[1]. Cité par Le Figaro (http://www.lefigaro.fr/bd/2016/01/31/03014-20160131ARTFIG00126-festival-d-angouleme-la-fausse-remise-de-prix-afflige-le-monde-de-la-bd.php), qui fit le lendemain une mise à jour à la demande de l’intéressé en supprimant cette phrase, dont il reste trace dans les commentaires de lecteurs…

Femmes dans la bande dessinée : des pionnières à l’affaire d’Angoulême (11/12)
« Angoulême, acte 4 : la coupe est pleine »
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Femmes dans la bande dessinée, des pionnières à l’affaire d’Angoulême (12/12) : Angoulême, finale ?

En réponse à cette bronca générale, le ministère de la Culture et de la Communication annonça le 4 avril 2016 qu’il confiait une « mission de médiation » à Jacques Renard, lequel instaurerait un « comité de concertation » afin de redessiner l’organisation de l’édition 2017 du FIBD. Les consultations commencèrent aussitôt.

Le 12 juillet, c’était l’heure du bilan d’étape. D’emblée le ministère préféra confirmer le « profond attachement de l’ensemble des acteurs concernés à la pérennité et au développement de ce festival » mais annonça plusieurs changements. D’abord dans la gouvernance du FIBD et la « répartition des responsabilités qui s’y attachent » mais également dans la composition des instances de sélections et des jurys : « Une mesure a d’ores et déjà fait l’unanimité des membres du comité : l’introduction systématique de la parité hommes/femmes dans les instances de sélection et les jurys institués par le festival ou ses partenaires », soulignait le ministère. Que cette mesure soit la première annoncée était révélateur d’une véritable avancée.

© Patrick Dalaine

Pourtant, une nouvelle mauvaise surprise attendait encore les observateurs : mi-novembre, le Festival d’Angoulême annonçait en grande pompe qu’il présenterait en janvier 2017 une grande exposition « Valérian » pour entamer la promotion du nouveau film de Luc Besson (sortie prévue en juillet 2017) adapté des aventures spatio-temporelles imaginées par Pierre Christin et Jean-Claude Mézières. Mais il se trouve que la série de bandes dessinées, depuis dix ans déjà, s’appelle Valérian et Laureline, de même que la série d’animation diffusée à la télévision. Une pétition est lancée pour que, sinon Besson, au moins le Festival d’Angoulême répare cet oubli sexiste.

Puis, le 9 décembre, lors de la conférence de presse du festival 2017, l’organisateur semble mettre les bouchées double, en insistant sur la présence de « nombreuses auteurs » dans la sélection officielle : en réalité 16 sur 91 auteurs en compétition, ce qui est conforme aux habitudes (et inférieur à la représentation de 2016), même si l’on met en avant, artificiellement, Catherine Meurisse, Alison Bechdel et Sophie Guerrive. Autre signe fort envoyé par l’organisateur : la présidence du jury confiée à Posy Simmonds. En réponse à FranceTVinfo qui titre « Cette fois le festival met les femmes à l’honneur »[1], Jeanne Puchol déclare sur sa page Facebook : « Il était bien temps que le message soit entendu, en effet… Genre « oups, on se rattrape comme on peut », après avoir enlevé Posy Simmonds de la liste des postulants au Grand Prix en 2016, sous prétexte qu’elle n’avait pas eu suffisamment de voix l’année précédente. Encore un petit effort, les faux culs du FIBD, vous y êtes presque. Et « cette fois » n’a pas intérêt à rester un précédent sans lendemain. »

Et vint, pour clore en beauté cette année 2016, le nouveau logo de l’association FIBD, qui cherche à se donner un coup de jeune, après son changement de président(e) en juillet : sans doute pour tirer les enseignements du scandale du début de l’année et caresser les auteur.e.s dans le sens du poil de la parité, elle accole donc au « fauve » noir historique (dans lequel on pouvait pourtant aussi bien voir un mâle qu’une femelle) une compagne, cette « fauvesse » rose qui sourit benoîtement, les yeux fermés, pendant que son compagnon parle. Un tel opportunisme conjugué à une telle maladresse, n’est-il pas pathétique ?

© Lewis Trondheim – 9eArt+ – FIBD

Quelques jours plus tard, Artémisia remettait pour la dixième année consécutive son Prix de la bande dessinée de femmes. Et, pour ses dix ans, le jury innova et remit pas moins de quatre prix, pour saluer la richesse et la qualité de la production féminine de l’année 2016 : à son traditionnel Grand Prix décerné à Céline Wagner pour Frapper le sol (Actes Sud – L’An 2) s’ajoutent donc en 2017 un Prix spécial du jury (Quand viennent les bêtes sauvages de Nicole Augereau, Flblb), un Prix Humour (Le Problème avec les femmes de Jacky Fleming, Dargaud) et un Prix Avenir (L’Apocalypse selon Magda de Chloé Vollmer-Lo et Carole Maurel, Delcourt).

À suivre ?

@ Gilles Ciment

[1] http://www.francetvinfo.fr/culture/festival/festival-de-bd-d-angouleme/cette-fois-le-festival-d-angouleme-met-les-femmes-a-l-honneur_1961697.html.

Femmes dans la bande dessinée : des pionnières à l’affaire d’Angoulême (12/12)
« Angoulême : finale ? »
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Angoulême 2016

pict_artemisia_prix_2016D’après le communiqué des éditeurs, « la dernière édition du Festival a cumulé les errements: absence de femmes dans la liste des auteurs éligibles au Grand Prix de la Ville d’Angoulême, mécontentement des auteurs souvent maltraités par l’organisation, baisse de la fréquentation, opacité dans les sélections des prix, cérémonie de clôture désastreuse ».

En ce sens, Artémisia salue le courage du Syndicat National de l’Edition (SNE) et du Syndicat des éditeurs Alternatif (SEA), des 41 éditeurs et éditrices associé-es qui dénoncent l’incurie répétée du festival de la BD d’Angoulême.

Depuis 10 ans, Artémisia critique le très faible taux de femmes présentes dans le jury et le très faible taux de femmes nominées et nommées. L’édition 2015 est en ce sens une manifestation insupportable de ce sexisme qu’il est grand temps de dépasser.

Pour Artémisia, la culture est un outil d’émancipation et restaurer l’image du FIBD passe par une véritable remise à plat de son fonctionnement, de son financement et de sa gouvernance et par une démarche de promotion culturelle à la hauteur des enjeux que représente ce festival en France, mais aussi dans tous les pays où il rayonne. Il en va de la légitimité et de la crédibilité de cet événement.

Nous approuvons l’appel à la médiation et proposons d’en faire partie.

ARTEMISIA
Les membres du jury :
– Eva Almassy, écrivaine, complice des «Papous dans la tête» sur France Culture
– Gilles Ciment, théoricien du cinéma et de la bande dessinée, ancien directeur de la Cité internationale de la bande dessinée et de l’image
– Odile Conseil, journaliste, créatrice du festival Ciné Salé, également «Papou»
– Jean-Christophe Deveney, scénariste de bande dessinée, enseignant
– Céline du Chéné, productrice à France Culture, chroniqueuse et reporter pour «Mauvais genres»
– Patrick Gaumer, écrivain, journaliste et historien de la bande dessinée
– Sigrid Gérardin, militante féministe, syndicaliste, secrétaire générale du secteur éducation d’un syndicat enseignant.
– Marion Laurent, bédéaste et enseignante
– Chantal Montellier, bédéaste et fondatrice du Prix Artémisia
– Patrig Pennognon, correcteur, poète, journaliste culture
– Olivier Place, directeur des librairies Flammarion
– Frédéric Potet, journaliste au Monde
– Silvia Radelli, plasticienne
– Donatella Saulnier, écrivaine, critique littéraire, médiatrice culturelle
– Rachel Viné-Krupa, spécialiste de l’art mural mexicain, de Frida Kahlo et de Tina Modotti

Parrain : Gilles Ratier, écrivain, journaliste, auteur du rapport annuel sur la situation économique et éditoriale de la bande dessinée (rapport repris dans l’ensemble des médias) ; il est aussi secrétaire général de l’Association des critiques de bandes dessinées (ACBD) et rédacteur en chef de BDZoom.